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15 mars 2016

Tout commence en 1939, à New York. Le Café Society, premier night-club d’Amérique à accueillir à la fois noirs et blancs, vient d’ouvrir ses portes à Greenwich Village. Sur la scène, Billie Holiday s’avance et entame les premières paroles de Strange Fruit. Chanteuse de jazz de 24 ans connue pour son répertoire principalement romantique, elle prend le risque de sa vie sur les conseils de Barney Josephson, propriétaire du café séduit par le morceau que lui a présenté Abel Meerepol. Sous le pseudonyme de Lewis Allan, cet homme juif d’origine russe et professeur dans un lycée du Bronx publie en 1937 dans le magazine New York Teacher ainsi que dans le journal communiste New Masses un poème intitulé Bitter Fruit. Inspiré par la photo du lynchage de deux garçons noirs, Thomas Shipp et Abraham Smith, dans l’Indiana, le poème sera par la suite mis en musique et fréquemment interprété dans des soirées communistes avant d’être adopté par Billie Holiday. Si l’on raconte que la chanteuse n’a pas été totalement convaincue par Strange Fruit lorsqu’on le lui a présenté, après cette fameuse performance au Café Society elle ne tarde pas à se l’approprier et la chanson devient un incontournable de son répertoire. Se voyant refuser l’aide de son label Columbia qui craint le boycott des états du Sud, Billie Holiday enregistre Strange Fruit le 20 avril 1939 dans une petite maison de disque, Commodore Records, accompagnée par l’orchestre de Frankie Newton du Café Society. Le succès est immédiat, le morceau devenant la première chanson à introduire un message politique dans la sphère du divertissement. « Des corps noirs se balancent dans la brise du Sud, fruit étrange suspendu aux peupliers ». Les paroles puissantes et brutales évoquent sans censure le pourrissement des corps au soleil dans les campagnes du Sud. Emprunte d’un message fort et immanquable, Strange Fruit ne laisse pas le monde insensible. Partout où elle est jouée, la chanson effraie, horrifie et émeut. Les poils se dressent au son d’un piano épuré et les respirations se coupent lorsque Billie Holiday déclame de son vibrato le plus déchirant les mots cinglants de Strange Fruit. Les salles sont sous le choc, tiraillées entre horreur et fascination. Politiquement incorrecte, la chanson divise. Qualifiée de musique de propagande communiste comme de marseillaise noire, la chanson se voit interdite dans de nombreux clubs et refusée de diffusion par la BBC. Cependant, malgré les critiques et les fréquentes interdictions de se produire, Billie Holiday, ayant saisi l’importance symbolique de la chanson, se bat pour chanter Strange Fruit à chacun de ses concerts. Le bouche à oreille attire la foule au Café Society où les gens se pressent pour assister à l’interprétation déchirante de la chanteuse dénonçant l’horreur du racisme qui sévit toujours dans le Sud des Etats-Unis en dépit de l’abolition de l’esclavage et de l'inscription des droits civiques dans la constitution.  Après un parcours remarquable mais une vie chaotique, Billie Holiday meurt en 1959 à l’âge de 44 ans. Au fil des ans, les avis évoluent, les mentalités aussi. Ceux qui n’avaient pas encore reconnu en Strange Fruit la puissance de l’interprétation et la force de la dénonciation politique s’inclinent enfin. En 1999, Time Magazine, qui avait qualifié le morceau de propagande communiste soixante ans plus tôt, l’élève au rang de plus grande chanson du vingtième siècle. Même si elle n’est plus là pour le montrer, Billie Holiday prouve au monde entier qu’elle est l’une des plus grandes chanteuses que le monde du jazz ait connues. Au fil des décennies, de nombreux artistes tels que Nina Simone, Diana Ross ou Marcus Miller ont tenté de s’approprier la chanson mais ont souvent peiné à égaler l’interprétation bouleversante de Billie Holiday. Grâce à Lady Day, Strange Fruit marque en 1939 la naissance de la chanson contestataire et demeure encore aujourd’hui un symbole fort du combat racial aux Etats-Unis, continuant d’inspirer livres, opéras et musiciens de tous horizons.

Strange Fruit, symbole d'un peuple

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